À table avec Érasme
L’étiquette à la Renaissance

Au Moyen Âge, l’Angleterre prône la politesse à travers de courts poèmes moraux. À la Renaissance, ces vers se muent en traités : la civilité devient une science de soi, où chaque geste à table reflète la morale, la mesure et l’ordre nouveaux de la société.

Érasme de Rotterdam, humaniste et pédagogue
Né à Rotterdam en 1466, Érasme grandit dans une Europe en plein éveil intellectuel. Moine malgré lui, il préfère les livres aux dogmes et rêve d’une foi éclairée par la raison. Voyageur infatigable, il sillonne les cours d’Europe — de Paris à Bâle —, tissant des liens avec les plus grands esprits de son temps, notamment Thomas More, l’humaniste anglais auteur de L’Utopie, son frère d’esprit et confident.
Admiré et redouté, Érasme incarne l’humanisme dans ce qu’il a de plus exigeant : unir savoir, foi et morale dans la quête d’un homme meilleur. C’est dans cet esprit qu’il écrit, en 1530, La Civilité puérile pour le jeune Henri de Bourgogne. Sous l’apparence d’un manuel destiné aux enfants, Érasme y expose une véritable philosophie du comportement. Chaque geste, chaque mot devient signe d’éducation, de respect et d’équilibre intérieur. La table, où se forment les habitudes du corps et de l’esprit, devient l’école de la raison et de la décence.
Face aux repas médiévaux bruyants et partagés, où l’on plonge les doigts dans les plats et parle la bouche pleine, Érasme prône une réforme silencieuse : manger avec retenue, écouter, se contenir. Ces règles de bienséance ne relèvent pas de la coquetterie, mais d’une discipline morale. Car, pour lui, la politesse est la première forme de la sagesse.

Propreté, retenue, mesure : les vertus du convive
« Ne t’assieds pas avant ton aîné ; ne t’empare pas du meilleur morceau ; ne parle pas la bouche pleine. » Dans La Civilité puérile, Érasme ne se contente pas d’énoncer des règles : il fonde une véritable éthique du comportement. La table devient un miroir du monde, et le repas, une école du respect.
Sous sa plume, chaque détail compte. Il faut se laver les mains avant de manger, éviter les gestes brusques, ne pas se curer les dents avec son couteau, ne pas tremper son pain dans le plat commun. Ces recommandations peuvent prêter à sourire, mais elles marquent une révolution : l’homme de la Renaissance apprend à se contenir. Dans le silence et la propreté, Érasme voit la victoire de la raison sur la proximité et les coutumes franches du Moyen Âge.
La civilité, chez lui, n’est jamais simple apparence. Elle exprime une vision du monde : celle d’un ordre fondé sur la mesure, l’équilibre et la maîtrise de soi. Manger sans avidité, parler avec justesse, respecter la hiérarchie du repas, c’est déjà mettre en pratique la tempérance antique. En dressant la table, on dresse aussi les esprits. La bienséance devient une discipline morale : celui qui domine ses gestes saura aussi gouverner ses passions.

À table, l’éducation du corps et de l’esprit
Érasme voit dans les gestes du quotidien un langage moral. En écrivant La Civilité puérile, il ne s’adresse pas seulement à un enfant, mais à toute une génération qu’il veut élever au respect, à la courtoisie et à la paix. Ce petit traité devient l’instrument discret d’une réforme humaniste : enseigner les bonnes manières pour apprendre à mieux vivre ensemble, dans un monde encore secoué par les querelles religieuses et les ambitions politiques.
Au Moyen Âge, on partage les plats et souvent le gobelet ; on mange avec les doigts, et la nappe sert encore à s’essuyer. Avec Érasme, la table européenne change de visage. La Renaissance introduit de nouvelles habitudes : on apprend à ne pas tremper son pain dans le plat commun, à se nettoyer discrètement les mains, à respecter l’espace d’autrui.
L’enfant qui découvre ces usages apprend aussi à respecter l’ordre du monde, à reconnaître la place de chacun, à contenir ses désirs sans les nier. Derrière les gestes convenables, Érasme propose une véritable pédagogie de l’équilibre : il s’agit de former des citoyens capables de discernement, non de simples convives polis.
L’éducation du corps devient ainsi un prolongement de celle de l’âme. Par la discipline des gestes, l’humanité s’instruit elle-même. Dans chaque mouvement mesuré, Érasme décèle la promesse d’un progrès moral et collectif — un idéal de civilité qui, sans bruit, transforme la société tout entière et prépare les fondations de la modernité.

La civilité comme art de vivre la table
Dès sa publication, le traité d’Érasme circule à travers l’Europe. Il inspire des adaptations scolaires, des traductions et de nouveaux manuels, qui diffusent peu à peu une manière plus réglée de vivre ensemble. Dans les cours comme dans les maisons bourgeoises, on commence à soigner la présentation du repas, à ordonner la table, à distinguer les rôles de chacun.
Cette évolution se lit dans les objets. Au XVIᵉ siècle, la serviette individuelle s’impose, tout comme la vaisselle personnelle. Les mains restent essentielles, mais on ne plonge plus indistinctement dans les plats : on sert, on présente, on découpe. Les gestes se codifient, non pour briller, mais pour mieux ménager la place d’autrui. La fourchette, encore rare, ne tardera pas à accompagner ce mouvement, en renforçant l’idée d’un rapport plus maîtrisé à la nourriture.
Ce nouvel art de la table transforme la sociabilité. Partager un repas n’est plus seulement satisfaire la faim : c’est participer à un rituel où chacun contribue à l’harmonie du groupe. Les usages se fixent, les codes se précisent, les repas deviennent un lieu où la conversation, la mesure et la retenue prennent autant d’importance que les mets eux-mêmes.
Avec Érasme, la table devient plus qu’un repas : un lieu où l’on apprend à vivre ensemble. Dans ces gestes simples et mesurés naît une civilité nouvelle, respectueuse et consciente, qui annonce déjà notre manière moderne d’être au monde.

Find other blog articles
Find other blog articles






































