La poire

De la Chine à Versailles

Fruit aux multiples visages, la poire traverse les siècles en laissant derrière elle une riche moisson d’histoires et d’expressions. Née en Chine, célébrée par les Romains, prisée des rois de France, elle inspire jardiniers, cuisiniers et conteurs. Tantôt rustique, tantôt royale, elle s’invite dans les vergers comme dans la langue, au point de devenir un véritable personnage de notre patrimoine.

Des montagnes chinoises à Rome

L’histoire de la poire commence en Asie, où elle est cultivée depuis des millénaires. Des traces archéologiques attestent sa présence en Chine dès 4 000 ans avant Jésus-Christ. Le poirier prospère dans ces régions aux hivers froids et aux étés doux, soigné par des jardiniers patients qui sélectionnent les fruits les plus savoureux. Par les grandes routes commerciales, la poire voyage lentement vers l’Ouest, accompagnant les hommes dans leurs échanges de biens et de savoir-faire.

En Grèce, elle acquiert une dimension presque mythique. Homère la mentionne dans l’Odyssée : Ulysse découvre, dans le jardin du roi Alcinoos, des poiriers parmi les présents des dieux aux hommes. Ce symbole d’abondance montre combien la poire s’est rapidement intégrée aux paysages et à l’imaginaire méditerranéens.

Les Romains en deviennent de véritables amateurs. Pline l’Ancien recense une cinquantaine de variétés ; elles sont dégustées crues ou cuites, séchées au soleil ou bouillies dans du vin, et trouvent leur place dans plusieurs préparations culinaires. Des restes découverts à Pompéi témoignent de leur présence dans la vie quotidienne, du verger à la table, bien avant la chute de l’Empire.

Du Moyen Âge à la Renaissance

Après l’éclat antique, la poire poursuit sa route dans l’Europe médiévale. Présente dans les vergers monastiques et seigneuriaux, elle est alors ferme et peu sucrée. On la cuit pour l’adoucir, on l’intègre dans des préparations simples. En France, au Moyen Âge, on retrouve notamment la poire « Saint-Rieul » et l’« Habisteau », des variétés robustes qui témoignent d’une culture encore éloignée des raffinements à venir.

C’est à la fin du XVe siècle qu’apparaît la légende de la poire « Bon-Chrétien ». Louis XI, très malade, fit appeler saint François de Paule, venu de Calabre. Le saint lui offrit une semence de poirier de sa région natale, en lui recommandant de la planter et d’en prendre grand soin. Le roi baptisa l’arbre « Bon-Chrétien » en hommage au religieux. Plus tard, à la fin du XVIIᵉ siècle, cette variété franchit la Manche et prit le nom de « Williams », du jardinier londonien qui la propagea en Angleterre.

À la fin du XVIᵉ siècle, les efforts des jardiniers portent leurs fruits : on recense environ soixante variétés. Au XVIIᵉ siècle, ce nombre dépasse les trois cents. La poire devient un objet d’expérimentation horticole, reflet du goût croissant pour la diversité et la maîtrise de la nature. Les variétés portent souvent des noms évocateurs inspirés de leur forme, de leur texture ou dédiés à des personnages

Versailles et les variétés royales

Au XVIIᵉ siècle, la poire connaît en France un véritable âge d’or. Sous le règne de Louis XIV, elle devient un fruit d’apparat autant qu’un plaisir de table. Dans les jardins du château de Versailles, Jean-Baptiste de La Quintinie, directeur des jardins fruitiers et potagers du Roi, consacre une attention particulière à sa culture. Grâce à la taille en espalier, les poiriers épousent les murs chauffés par le soleil, offrant des fruits parfaitement exposés et d’une qualité exceptionnelle.

Le Roi-Soleil raffole des poires, qu’il déguste tout au long de l’année grâce à une maîtrise horticole inédite. Parmi ses préférées figure la « bergamote », qu’il surnomme la « reine des poires ». D’autres variétés prestigieuses ornent les vergers royaux : la « Royale » (d’abord appelée « Robine »), la « Louise Bonne » ou encore la « Cuisse-Madame », aux noms aussi évocateurs que poétiques. Ce foisonnement témoigne du raffinement de la cour, où le fruit devient symbole de prestige et de savoir-faire.

La multiplication des variétés, leur présentation élégante et les récoltes étalées dans le temps permettent aux poires de briller sur les tables royales, en dessert comme en entremets raffinés, renforçant leur statut d’emblème de l’art de vivre à la française.

La poire à table et dans la culture

À la cour comme dans les cuisines bourgeoises, la poire s’impose peu à peu comme un ingrédient de choix. On la sert crue lorsqu’elle est fondante, mais surtout cuite : pochée dans le vin, en compote, en gelée ou glissée dans des entremets délicats. François Pierre de La Varenne, dans Le Pâtissier françois (1653), décrit une « tourte à la chair de poire » mêlant fruits écrasés, raisins secs, pignons et citrons confits : une alliance subtile de douceur, d’acidité et d’épices. Cette recette illustre la place importante qu’occupe la poire dans la gastronomie de cour, entre tradition fruitière et art culinaire raffiné.

Mais sa présence déborde largement de la cuisine. Elle inspire des expressions qui ont traversé les siècles, comme « couper la poire en deux », symbole de compromis. Elle devient aussi une figure politique : au XIXᵉ siècle, la caricature de Louis-Philippe en poire par Charles Philippon entre dans la légende satirique. À Rome, au XVIIIᵉ siècle, des marchands ambulants vendaient des poires cuites caramélisées sur des bâtons, une forme de « street food » avant l’heure. Leur réputation douteuse donna naissance au mot peracottaro, encore utilisé en italien pour désigner quelqu’un d’incapable.

La poire a inspiré au fil du temps une foule d’expressions savoureuses, reflet de son ancrage dans la langue et l’imaginaire collectif. Aujourd’hui, il existe plus de 2 000 variétés de poires dans le monde, mais à peine une dizaine parvient jusqu’à nos étals. Cette diversité héritée des siècles passés témoigne de la richesse d’un patrimoine horticole exceptionnel.

De la Chine antique aux jardins de Versailles, de la cuisine aux expressions populaires, la poire a traversé les siècles en mêlant savoir-faire, goût et imaginaire collectif. Plus qu’un simple fruit, elle raconte une histoire de circulation, d’adaptation et de créativité. De la montagne asiatique aux cours royales, elle tisse une histoire où se rejoignent patrimoine horticole, art culinaire et langue vivante.

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