Le cuisinier

par le Sieur Pierre de Lune

« Le Cuisinier, où il est traitté de la veritable methode pour
apprester toutes sortes de viandes, gibbier, volatiles, poissons,
tant de mer que d’eau douce : suivant les quatre saisons de
l’année . Ensemble la maniere de faire toutes sortes de
petisseries, tant froides que chaudes, en perfection. »

Paru à Paris en 1656, Le Cuisinier de Pierre de Lune, marque une étape décisive dans l’histoire du goût. Héritier des fastes de la Renaissance, il en retient la beauté du geste mais rejette les excès décoratifs pour affirmer une cuisine plus sobre et naturelle.

Un cuisinier savant au cœur du Grand Siècle

Sous Louis XIV, la table est à l’image du monarque : éclatante, réglée, théâtrale. Les repas deviennent un rituel politique : le « grand couvert », où le roi soupe en public, incarne la majesté du pouvoir. Dans ce monde où le goût se fait instrument d’ordre, Pierre de Lune s’impose comme l’un des grands figures de la gastronomie du XVIIᵉ siècle.
Il fut sans doute cuisinier chez la duchesse d’Orléans, puis au service du duc de Rohan, avant d’entrer au service de Jacques Amelot de Mauregard, conseiller du roi et président de la Cour des aides, à qui il dédie Le Cuisinier (1656). Fort de cette carrière dans les grandes maisons, il publie ce traité d’une ambition rare : non plus un simple répertoire de recettes, mais une méthode complète de l’art culinaire. Six ans plus tard, son Nouveau et parfaict maître d’hôtel (1662) confirmera son rôle de théoricien du goût.
Dans sa dédicace à Jacques Amelot de Mauregard, Pierre de Lune écrit : « Ayant eu le bonheur de trouver le secret de contenter un goût difficile, je n’ai pas voulu le laisser enseveli dans le silence, et ai cru devoir en faire part au public, pour l’obliger. » Tout y est : la fierté du métier, le sens du partage, la conscience d’un savoir à transmettre. Par ce geste, il fait sortir la cuisine du secret des offices et l’élève au rang de science pratique, fondée sur la mesure, la clarté et la raison.

Le goût des saisons

Le Cuisinier s’ouvre sur un « Traitté des quatre saisons de l’année », où Pierre de Lune enseigne comment apprêter « toutes sortes de viandes, gibiers, volailles et poissons, tant de mer que d’eau douce, suivant les saisons ». Cette organisation, rare pour son temps, rompt avec l’usage du calendrier liturgique et suit le cours naturel de l’année.

L’hiver réunit les mois de janvier, février et mars, et débute par une « Table des potages gras » : potage de chapon désossé, de poulets farcis, de ramiers aux choux de Milan, de perdrix aux champignons, de poule d’Inde « à l’Allemande », ou encore de sarcelles aux navets passés. Après les potages viennent les « Entrées de table », telles que le cochon de lait au blanc, le gigot de veau étouffé et le boudin blanc. Suit la Table des potages maigres, consacrée aux poissons – esturgeon, saumon frais, brochet aux navets, soles, turbot, huîtres, langoustes, écrevisses – et aux légumes – artichauts, asperges ou cardes. Les saisons suivantes – printemps, été, automne – gardent la même organisation, mais la première, l’hiver, demeure de loin la plus développée, véritable modèle de l’ordre que Pierre de Lune impose à son art.

Chaque recette est suivie de la « Manière d’apprêter », où il précise comment farcir, larder, faire revenir, clarifier ou passer les sauces à l’étamine. Ce classement saisonnier révèle une pensée nouvelle : la cuisine doit suivre la nature, respecter le moment, maîtriser le feu et la matière. Le goût, pour Pierre de Lune, n’est jamais fixe ; il naît du temps qui passe et des produits qu’il offre.

Un répertoire immense

Le Cuisinier de Pierre de Lune déploie un univers culinaire d’une ampleur inédite : près de neuf cents recettes ordonnées selon les saisons. On y trouve la chair tendre du poulet d’Inde rôti, les pâtés de lapereaux, les filets de chevreuil à la sauce verte, ou encore les pigeons en fricassée. À côté de ces mets fastueux, il enseigne l’art des ragoûts de veau, des haricots de mouton, des poulardes rissolées à feu doux, arrosées d’un jus clair et corsé. Viennent ensuite les sauces : chaudes ou froides, liées au jaune d’œuf ou au pain, clarifiées à l’étamine, où s’équilibrent verjus, vinaigre, fines herbes, câpres et anchois.
Puis viennent les douceurs : crèmes battues, gelées de fruits, beignets légers, gaufres croustillantes et tourtes parfumées, qui apportent une note de grâce à la fin des repas. Pierre de Lune détaille encore les farces fines (veau, moelle, herbes hachées), l’emploi du lard (piquer, barder), les marinades qui assouplissent les chairs, et la façon de dresser : croûtes de pain bien mitonnées au fond du plat, jus passé au linge, quartiers de citron pour relever sans masquer. Les pâtés — chauds pour la table, froids pour l’office — obéissent à des pâtes distinctes, plus ou moins fermes selon qu’il faut retenir le jus ou soutenir la découpe. En conclusion du volume, viennent les bouillons de santé pour malades, où la viande, enfermée dans une bouteille scellée, rend sa quintessence au bain-marie.

Rien n’est décoratif : la technique sert la netteté du goût. Ce traité compose la première grande symphonie du goût français — à la fois sensuelle, méthodique et lumineuse.

L’art de transmettre

Derrière la précision du Cuisinier se cache une ambition plus haute : transmettre. Dans son Avis au lecteur, Pierre de Lune s’adresse directement à celui qui le lit : « Lecteur, j’ay creu ne devoir pas laisser ensevelir dans le silence ce que j’ay appris par une longue expérience, et te le communiquer pour ton utilité, afin que tu en puisses faire profit selon ton besoin». Ce ton de partage tranche avec le secret des offices : la cuisine, pour lui, n’est plus un art dissimulé, mais un savoir qu’il faut mettre en ordre.

Chaque partie du livre suit une méthode rigoureuse, presque scolaire : d’abord les tables, ensuite la manière d’apprêter, enfin les conseils de cuisson et de service. Le cuisinier y apprend la discipline : « Bien faire et proprement » devient sa devise. Cette pédagogie s’appuie sur une architecture constante : les quatre saisons structurent l’ensemble, et chaque saison distingue gras et maigre, avec un volet spécifique pour le Vendredi saint.

Les manières d’apprêter détaillent les gestes : tenir chaud sans bouillir, passer à l’étamine, dresser sur croûtes, relever d’un trait de citron sans masquer le goût. L’auteur indique la progression du travail et la logique du service, afin que le lecteur puisse retrouver la préparation au bon endroit et l’exécuter dans l’ordre. Ainsi, le livre propose moins une accumulation qu’un parcours d’apprentissage : nommer, classer, accomplir. Cette clarté, jointe à la mesure du feu et à la netteté des sauces, fait du Cuisinier un véritable manuel d’intelligence culinaire — une méthode pour transformer la matière du temps en saveur maîtrisée.

Aujourd’hui accessible sur le site de BNF Gallica, Le Cuisinier demeure l’un des grands monuments de la gastronomie du Grand Siècle. Pierre de Lune élève la cuisine au rang d’un art réfléchi. Près de quatre siècles plus tard, cet ouvrage demeure un témoin précieux de la naissance du goût moderne.

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