LA FIGUE
Fruit défendu

La figue, discrète par son apparence mais éclatante par sa chair, traverse les âges comme l’un des fruits les plus anciens et les plus fascinants. Du Croissant fertile aux rivages méditerranéens, des temples égyptiens aux jardins de Versailles, elle a nourri les peuples, inspiré les religions, charmé les rois et éveillé les poètes. Derrière sa douceur sucrée se cache une histoire millénaire, riche en science, en symboles et en traditions.

Aux origines d’un fruit sacré
Le figuier compte parmi les tout premiers végétaux domestiqués par l’homme, bien avant les céréales qui allaient pourtant nourrir l’humanité. Cette domestication, attestée il y a près de onze mille ans, eut lieu dans le Croissant fertile, vaste région s’étendant de l’Égypte à la Mésopotamie et irriguée par le Nil, le Tigre et l’Euphrate.
Très vite, la figue prit une dimension mythologique. En Égypte, le ficus sycomorus était vénéré comme un Arbre de Vie, symbole d’immortalité. Son suc passait pour receler des forces occultes, et son bois servait à fabriquer des sarcophages, car on croyait qu’un défunt reposant dans une caisse de figuier serait guidé vers l’au-delà par la déesse-mère de l’arbre. Des représentations de ce figuier apparaissent près de la pyramide de Gizeh.
Chez les Grecs, le figuier était associé à Dionysos, dieu du vin, de l’abondance et de la vitalité, mais aussi à Priape, divinité rustique des jardins et symbole de fertilité. Les poètes et savants comme Aristote et Théophraste en célébraient la culture. Une légende raconte que le titan Sykéos, poursuivi par Zeus, fut sauvé par Gaïa, la Terre-Mère, qui le transforma en figuier.
À Rome, il était consacré à Mars, dieu fondateur. La légende veut que Romulus et Rémus, abandonnés au Tibre, aient été recueillis au pied d’un figuier, nourris par la louve à son ombre. Le figuier du Forum devint dès lors un arbre de bon augure : chaque fois qu’il dépérissait, on y voyait un présage funeste, et il devait aussitôt être remplacé.

La figue, entre science et traditions
La figue est un fruit trompeur. Ce que l’on croit être un fruit charnu n’est en réalité qu’une infrutescence : une enveloppe délicate qui dissimule à l’intérieur des centaines de fleurs minuscules. Celles-ci, une fois fécondées, se transforment en autant de petits grains croquants qui ponctuent sa chair sucrée. Certaines variétés de figuiers exigent l’intervention d’une alliée inattendue : une minuscule guêpe, la Blastophaga psenes, qui assure la pollinisation en pénétrant par un orifice discret. Cet étonnant mécanisme, observé depuis l’Antiquité, n’a cessé de fasciner les savants et demeure aujourd’hui encore un objet d’admiration pour les botanistes.
La figue a également occupé une place singulière dans les pratiques culinaires. En Égypte ancienne, on engraissait les oies en les nourrissant de figues, afin d’obtenir une chair particulièrement tendre. Les Romains reprirent cette habitude et la développèrent au point d’en faire un mets réputé. Le foie obtenu, à la texture riche et savoureuse, reçut un nom spécifique : jecur ficatum, littéralement « foie de figues ».
Cette coutume culinaire illustre non seulement l’ingéniosité des anciens, capables de transformer un fruit en instrument d’élevage, mais aussi le raffinement de leur gastronomie. Bien avant que le foie gras n’apparaisse dans les traditions françaises, les Romains en avaient déjà posé les bases grâce à la figue.

De l’Antiquité aux cours royales
Dans la Grèce antique, la figue était considérée comme un aliment essentiel. Les athlètes en consommaient avant les épreuves, persuadés qu’elle augmentait leur force et leur endurance. Ce fruit nourrissait aussi les cités : il figurait dans les rations de base distribuées aux citoyens. Plus tard, les Romains l’intégrèrent aussi dans l’alimentation de leurs soldats. Légère, sucrée et énergétique, la figue séchée constituait une ressource idéale pour les longues campagnes militaires. L’érudit Pline l’Ancien en recensait déjà près de trente variétés, preuve de son importance agricole et culturelle.
Au Moyen Âge, la figue conserva sa place dans la cuisine européenne. Elle s’invita dans des préparations surprenantes : on la rôtissait, parfois pour accompagner du poisson, ce qui reflète la diététique médiévale. Selon les croyances d’alors, manger des fruits au début du repas favorisait la digestion. Mais à partir du XVIᵉ siècle, les fruits migrèrent vers la fin du repas, devenant « dessert ». La figue et le melon firent exception : ils restèrent consommés en entrée, coutume encore vivante aujourd’hui dans les assiettes italiennes, où la figue et le melon se marient volontiers au jambon cru.
Au XVIIᵉ siècle, la passion prit un éclat royal. Louis XIV, grand amateur de figues, fit planter plus de sept cents figuiers à Versailles, confiés aux soins de son jardinier Jean-Baptiste de La Quintinie. Ce fruit, autrefois ration de soldats, devint ainsi symbole de luxe et de raffinement.

Variétés et terroirs
La figue étonne par sa diversité : on recense plus de 650 cents variétés, dont environ deux cent cinquante réellement comestibles. Elles se regroupent en trois grandes familles selon leur couleur : les violettes, les blanches et les grises. En France, certaines portent des noms pittoresques comme la Négronne, sombre et sucrée, la Grise de Saint-Jean, la Ronde de Bordeaux, le Col de Dame blanc ou encore la Figue de Marseille. Plus originale, la Marseillaise, surnommée « Couille du pape », témoigne de l’imaginaire attaché à ce fruit.
La plus illustre reste cependant la Violette de Solliès, cultivée dans le Var et protégée par une appellation d’origine protégée. Louis XIV, grand amateur de figues, raffolait pour sa part de la Blanche d’Argenteuil, cultivée spécialement à Versailles pour orner sa table. Dans le nord, un figuier d’exception marqua aussi les mémoires : le « figuier des Capucins » de Roscoff, planté en 1621, couvrait à lui seul six cents mètres carrés et produisait cinq cents kilos de fruits par an. Ses branches immenses nécessitaient quatre-vingts piliers de bois et de pierre pour être soutenues, jusqu’à son abattage en 1886 lors d’un projet immobilier.
Aujourd’hui, la France n’est pas le premier producteur : la majorité des figues consommées provient de Turquie, suivie par l’Égypte. Mais la figue française conserve son prestige grâce à ses terroirs d’exception. Pour juger de sa maturité, un proverbe provençal recommande de chercher un « habit de pauvre » (peau fripée), un « œil d’ivrogne » (larme sucrée à la tige) et un « cou de dévote » (tête inclinée). Ces images populaires rappellent que derrière sa douceur, la figue demeure un fruit fragile, délicat et unique en son genre.
De fruit sacré à mets raffiné, la figue a traversé les siècles en multipliant ses visages. Elle porte la mémoire des croyances anciennes, des usages culinaires et des savoirs oubliés. Aujourd’hui encore, sa chair sucrée réunit à la même table traditions et plaisirs contemporains, rappelant que certains fruits gardent le pouvoir rare de lier passé et présent en une bouchée.

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