L’ORANGE

Du soleil d’Orient aux fêtes d’hiver

Venue des terres lointaines d’Asie, l’orange mit des siècles avant de gagner nos tables.

Longtemps fruit de prestige, elle devint aussi un talisman parfumé : le célèbre pomander, compagnon des hivers anciens.

Une baie d’Orient

L’orange appartient à cette grande famille des Rutacées qui rassemble les agrumes. Derrière ce mot familier se cachent en réalité deux arbres distincts : l’oranger doux, Citrus sinensis, et le bigaradier, Citrus aurantium, qui porte l’orange amère. Comme tous les agrumes, elle n’est pas un fruit quelconque mais une hespéride : une baie à la peau épaisse, parfois rugueuse, qui retient jalousement son parfum dans ses alvéoles. Cette plante n’est pas née telle quelle : elle est le fruit d’une domestication longue, façonnée par l’hybridation de plusieurs espèces de Citrus originaires d’Asie du Sud-Est, avant de devenir ce fruit comestible, juteux et sucré que l’on connaît aujourd’hui.

Au fil du temps, l’homme a multiplié les formes et les goûts. Les textes modernes distinguent ainsi des oranges amères, des oranges douces comme les blondes Valencia ou les Jaffa, des oranges Navel, des oranges pigmentées ou sanguines telles que Tarocco, Moro ou Sanguinello. On connaît aujourd’hui des oranges dites sans acidité, dont le jus, très doux, manque presque entièrement du piquant habituel des agrumes. Des variétés comme la Vaniglia, la Sucrena ou encore l’orange Gosset illustrent cette douceur particulière, issue de sélections plus récentes.

Mais cette luxuriance de variétés est une histoire récente, le résultat d’une longue série de sélections et de croisements. L’orange, devenue le quatrième fruit le plus cultivé au monde, a fini par prendre place dans les gestes quotidiens : on la vante pour sa richesse en vitamine C, sa chair sucrée, sa couleur vive allant du jaune à un rouge profond. Pourtant, derrière cette familiarité moderne, elle garde la mémoire d’un fruit longtemps lointain, réservé et précieux.

En route vers l’Europe

Dans l’Antiquité, les Grecs et les Romains ignoraient l’orange. Ils connaissaient le citron, le cédrat, mais cette hespéride-là restait absente de leurs jardins comme de leurs récits. L’orange ne parvient en Europe qu’au Moyen Âge, autour de l’an 1000. Cultivée dans les régions d’Orient, l’orange amère passe par des terres marquées par l’héritage perse avant de trouver, sous l’impulsion des Arabes, le chemin de la Méditerranée ou est implantée en Andalousie, en Sicile et dans le Pays valencien. Les savants du monde arabo-musulman exploitent également la fleur d’oranger pour son parfum délicat, notamment sous forme d’eau florale.

L’orange se diffuse patiemment vers le reste de l’Europe, portée surtout par les routes commerciales qui relient les mondes chrétien et musulman. Une deuxième route s’ouvre plus tard. À la fin du XVe siècle, les Portugais importent une orange douce en provenance de Chine. Elle est si liée à ce royaume que, ailleurs, on la nomme « oranger du Portugal ».

Dans l’Encyclopédie de 1765, à l’article « Oranger », on distingue alors une étonnante diversité d’orangers, souvent nommés d’après leur apparence : l’oranger tortu, aux rameaux contournés ; l’orange dite étoilée, dont la coupe révèle un dessin interne singulier ; l’orange à écorce douce, opposée à la bigarade plus amère ; et l’oranger de la Chine, désignation large donnée aux formes d’oranges douces venues d’Asie. En 1803, le Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle cite jusqu’à cinquante-quatre variétés, tout en soulignant la confusion qui règne alors entre origines géographiques, formes cultivées et véritables espèces.

Au XIXᵉ siècle, Alphonse de Candolle apporte un premier éclairage d’ensemble : selon lui, l’orange douce serait originaire de Chine et de Cochinchine, région correspondant au sud de l’actuel Viêt Nam, et déjà cultivée en Europe dès le XIVᵉ siècle ; l’orange introduite plus tard par les Portugais ne serait qu’un cultivar particulièrement sucré.

Derrière la douceur d’un quartier d’orange se cache donc une histoire compliquée, faite de voyages, de relectures et de classifications hésitantes.

Fruit de prestige

Pendant des siècles, l’orange demeure en Europe un fruit de privilège. Sa culture hors des régions méditerranéennes pose un problème majeur : l’oranger craint le froid et ne supporte pas le gel. Pour le conserver sous des latitudes peu clémentes, il faut des soins constants et des moyens importants. Les arbres sont cultivés en caisse et déplacés au fil des saisons. À l’automne, ils sont abrités ; au printemps, ils retrouvent les jardins. C’est cette contrainte qui donne naissance à un type de bâtiment spécifique : l’orangerie.

Dans les grands châteaux, l’orangerie devient rapidement un symbole de pouvoir. À Versailles, Louis XIV fait édifier une orangerie monumentale, véritable manifeste architectural. Les orangers, alignés avec rigueur, venus d’Italie ou d’Espagne, témoignent de la capacité du souverain à maîtriser la nature et le climat. Posséder des oranges n’est pas seulement une question de goût : c’est afficher une richesse capable de défier les saisons. L’orange devient ainsi un signe de distinction sociale, parfois plus éloquent qu’un bijou.

Ce n’est que bien plus tard, à partir de la première moitié du XXᵉ siècle, que cette situation commence à changer. L’amélioration des voies de communication, le développement des échanges internationaux et l’intensification des cultures permettent une diffusion plus large du fruit. Longtemps réservé à une élite, l’orange s’invite progressivement dans les foyers. Dans les milieux modestes, elle conserve toutefois une forte valeur symbolique : offerte à Noël ou à la Saint-Nicolas, notamment en Belgique et aux Pays-Bas, elle reste un cadeau précieux. Sa couleur éclatante et son parfum envoûtant en font un petit luxe hivernal, souvent évoqué dans la littérature.

Le temps des pomanders

Au Moyen Âge, bien avant que l’orange n’entre pleinement dans le registre de la gourmandise, le parfum des substances aromatiques occupe une place centrale dans la vie quotidienne. À une époque où l’air est perçu comme porteur de maladies et où les rues concentrent des odeurs fortes, tout ce qui embaume se voit attribuer un pouvoir particulier. Le parfum n’est pas un simple agrément : il est pensé comme une protection. C’est dans ce contexte que s’impose la « pomme d’ambre » : un objet ouvragé, généralement sphérique, façonné en or, en argent ou en bois sculpté, parfois ajouré. Portée sur soi, suspendue à une chaîne ou glissée dans un sachet, elle renferme ambre gris, musc, civette, résines, herbes ou épices, substances rares et puissantes destinées à purifier l’air respiré et à repousser les mauvaises odeurs.

À la fin du Moyen Âge, cette culture du parfum trouve peu à peu une expression végétale. L’orange, encore rare et souvent amère, circule sans relever d’une gourmandise ordinaire. Comme le citron ou le cédrat, l’orange se prête à un geste simple : on la pique de clous de girofle, on la laisse sécher, et son parfum se fixe lentement. Le fruit il est donc conservé, respiré et exposé, dans la même logique de la pomme d’ambre. Employé d’abord pour désigner l’objet parfumé, le mot pomandre ou pomander s’étend, à l’époque moderne, à ces agrumes qui en reprennent la fonction et l’esprit. Sans le faste du bijou, l’orange piquée d’épices devient une présence odorante plus accessible, destinée à parfumer l’espace domestique et à accompagner le quotidien.

À l’époque victorienne, la tradition connaît une nouvelle inflexion. Le pomander s’inscrit désormais dans le temps des fêtes. Des oranges décorées de rubans et piquées de clous de girofle sont offertes, suspendues dans les maisons ou accrochées aux arbres de Noël. Un document du British Museum rappelle que ces pomanders font partie intégrante des usages festifs du XIXᵉ siècle. Le parfum, autrefois associé à la protection, devient évocateur et chaleureux, lié à la convivialité et à l’attente de Noël, sans rompre totalement avec son héritage ancien.

De l’hespéride asiatique au pomander, l’orange révèle une destinée singulière. Tour à tour plante rare, fruit précieux, source de parfum et objet de gestes symboliques, elle incarne l’un de ces aliments dont l’histoire ne se limite ni à la table ni au goût, mais s’étend aux sens, aux usages et à l’imaginaire.

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