Jean Anthelme Brillat-Savarin
Le magistrat gastronome

« Convier quelqu’un, c’est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu’il est sous votre toit. »
Jean Anthelme Brillat-Savarin
Dans l’histoire de la gastronomie, peu de noms résonnent autant que celui de Jean Anthelme Brillat-Savarin. Magistrat, musicien, exilé et savant du goût, il a transformé l’acte de manger en une véritable science de la convivialité.
Sa vie, rythmée par la Révolution française, les voyages et la réflexion, a donné naissance à La Physiologie du goût, un livre devenu un classique universel.

Les racines d’un esprit libre
Jean Anthelme Brillat-Savarin naît le 1ᵉʳ avril 1755 à Belley, dans le Bugey, région verdoyante de l’Ain entre Rhône et Jura. Fils d’un magistrat, Marc Anthelme, et de Claudine Aurore Récamier, surnommée « la Belle Aurore » – à qui l’on doit le nom du célèbre pâté en croûte « Oreiller de la Belle Aurore » –, il grandit dans une famille cultivée qui lui transmet le goût du savoir. Doué pour les langues (latin, grec, anglais, allemand, espagnol), il développe une passion pour la musique, devenant violoniste accompli.
À Dijon, il étudie le droit, mais suit aussi des cours de chimie et de médecine, convaincu que l’observation scientifique éclaire la compréhension du monde. En 1780, il ouvre un cabinet d’avocat à Belley, où sa réputation grandit vite. Son sens de la justice et sa curiosité le conduisent à devenir maire de Belley, puis, lors des bouleversements de 1789, à l’Assemblée nationale. Élu député du Tiers État, il participe activement à la Constituante, prononçant un discours célèbre contre la peine de mort, en désaccord frontal avec Robespierre. Mais l’enthousiasme des débuts se mue en inquiétude lorsque la Révolution s’enflamme.
Destitué et menacé par la radicalisation politique, Brillat-Savarin voit son engagement civique se transformer en péril. En 1792, pour sauver sa vie, il quitte la France. Derrière lui, il laisse une carrière brillante, mais emporte une réflexion intime sur la convivialité et le rôle social du repas, germe de son futur chef-d’œuvre.

Un exil formateur
La fuite le conduit d’abord en Suisse, à Moudon puis Lausanne, où il trouve refuge auprès de proches. Là, il commence à rédiger des notes sur la physiologie et le plaisir du goût, pressentant déjà une œuvre singulière. Mais la situation demeure instable, et il choisit de poursuivre son exil en Angleterre. Londres, cosmopolite mais agitée, ne lui offre qu’un répit temporaire.
En 1794, il s’embarque pour le continent américain et arrive à New York. Il y survit grâce à ses talents de pédagogue et de musicien : il donne des leçons de français, joue du violon dans les théâtres et fréquente les cercles intellectuels. Ses séjours à Philadelphie et Hartford élargissent encore ses horizons. Brillat-Savarin y découvre de nouveaux ingrédients, des modes culinaires métissés, des habitudes alimentaires à la fois simples et inventives. Cette expérience nourrit son esprit scientifique : il observe comment le climat, l’abondance ou la frugalité modèlent la cuisine et influencent la santé.
Loin de sa patrie, il affine une conviction : la gastronomie n’est pas un luxe mais une science sociale, un miroir des peuples. Cet exil, qu’il aurait pu vivre comme une tragédie, devient pour lui une école de curiosité et d’ouverture. Quand la Terreur s’apaise, il décide de revenir. En 1796, il rentre en France avec une vision enrichie du monde et des carnets de notes qui nourriront son grand livre.

Le magistrat philosophe
De retour au pays, Brillat-Savarin retrouve la robe avec détermination. Après un poste de secrétaire d’état-major dans la région du Rhin puis une mission de commissaire du Directoire, en 1800, il est nommé conseiller à la Cour de cassation, fonction qu’il occupera jusqu’à sa mort. Sa carrière judiciaire est marquée par la rigueur et le sens de l’équité, mais son esprit ne se limite pas au droit.
Le soir, il ouvre son salon parisien à des juristes, scientifiques, musiciens et gourmets. Là, autour de repas soigneusement pensés, il échange sur l’art culinaire, la digestion, la chimie des aliments. Pour lui, la table est un lieu de paix sociale, un moyen de rapprocher les esprits.
Sa double vie fascine : magistrat scrupuleux le jour, penseur gourmand la nuit, il rédige des traités juridiques mais aussi des réflexions savantes sur le goût. Il analyse comment le plaisir des sens peut s’accorder avec la raison et la santé, convaincu que la convivialité autour d’un plat raffiné favorise l’équilibre des sociétés. Sa philosophie culinaire s’enracine dans une idée simple : bien manger n’est pas un caprice, mais une composante de l’harmonie humaine, une manière de penser et de vivre.

La Physiologie du goût et la postérité
À soixante-dix ans, Brillat-Savarin s’attelle à l’œuvre qui le rendra immortel : La Physiologie du goût, ou Méditations de gastronomie transcendante. Publié en décembre 1825, ce livre unique mêle aphorismes, souvenirs de voyages, observations scientifiques et récits gourmands. Il y célèbre l’art de bien manger comme une science de l’homme, où la biologie se mêle à la philosophie. On y trouve des phrases qui ont traversé les siècles : « Les animaux se repaissent ; l’homme mange ; l’homme d’esprit seul sait manger. » Le succès est immédiat, séduisant écrivains, tels que Balzac, chefs et gourmets éclairés.
Mais le triomphe est de courte durée : en janvier 1826, il brave le froid lors d’une cérémonie en l’honneur de Louis XVI à Saint-Denis, contracte une pneumonie et meurt à Paris le 2 février 1826.
Son héritage, pourtant, ne cessera de s’amplifier. En 1845, les frères Julien, deux pâtissiers parisiens, rebaptisent leur brioche imbibée de kirsch et garnie de crème pâtissière et de fruits en Savarin, hommage direct au gastronome. Presque un siècle plus tard, dans les années 1930, c’est au tour d’un fromager parisien de donner son nom à un fromage triple crème : le Brillat-Savarin, onctueux et raffiné, qui incarne la gourmandise éclairée de celui qu’il célèbre. Ainsi, du livre au dessert, de la table au fromage, Brillat-Savarin a laissé son empreinte autant dans la pensée culinaire que dans les saveurs que nous continuons à savourer.
Jean Anthelme Brillat-Savarin fut plus qu’un gourmet : magistrat, voyageur et philosophe, il fit de la gastronomie une science universelle. De Belley aux salons parisiens, son nom vit encore dans son héritage. Deux siècles après sa mort, ses aphorismes nourrissent toujours nos tables et rappellent que la convivialité est une véritable sagesse.

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