Du lait des dieux au fromage des Gaulois

Petite histoire du fromage dans l’Antiquité

Il est des aliments dont la simplicité cache une antique noblesse. Le fromage en fait partie. Derrière sa pâte tendre ou sa croûte rustique se devine un savoir immémorial, né au feu des foyers néolithiques et affiné sous les cieux de Grèce et de Rome.

Entre offrande aux dieux et mets des humbles, il a traversé les âges, portant en lui la mémoire du lait et du sel.

Le lait apprivoisé

Bien avant que les mots ne consignent les gestes, les hommes avaient compris que le lait devait être dompté pour pouvoir durer. Produit aussi vital qu’éphémère, il exigeait un maîtrise pour échapper à la détérioration. Sans doute un hasard pastoral avait-il révélé le secret : dans l’estomac d’un chevreau servant d’outre, le lait s’était figé, se séparant en deux éléments — le caillé et le petit-lait. De cette découverte naquit le fromage.

Dès le IXᵉ millénaire avant notre ère, au Proche-Orient, les éleveurs avaient reproduit le processus, utilisant la présure naturelle contenue dans les viscères des jeunes ruminants. Partout où s’étendait la domestication des troupeaux, l’invention s’était propagée.

Les archéologues ont retrouvé les témoins de ce savoir faire dans l’Europé néolithique : des faisselles, vases perforés servant à égoutter le caillé, les plus anciens moules à fromage connus. En Pologne, à Kujavia, des poteries de 7500 ans ont conservé des résidus de protéines laitières et, en France, les céramiques chasséennes et les poteries de Saint-Rome-de-Cernon portent encore la trace d’un lait pétrifié.

Ainsi, dès les premiers villages sédentaires, les hommes ont su transformer la fragilité du lait en richesse durable, métamorphosant la perte en abondance. Le fromage était né : une œuvre de patience et d’intelligence, promesse de civilisation.

Le lait des dieux

Dans la mythologie greque, le lait et ses métamorphoses occupaient une place sacrée. Nourrir, c’était participer à la puissance du vivant. Le jeune Zeus, caché dans une grotte de Crète, avait été allaité par la chèvre Amalthée : de sa corne jaillit l’abondance, symbole d’un monde nourricier et généreux.

Plus tard, les poètes attribuèrent à Aristée, fils d’Apollon et de la nymphe Cyrène, la révélation du secret du fromage. Ce dieu bienveillant enseignait aux hommes à domestiquer les troupeaux, à cailler le lait, à apprivoiser la nature pour en tirer miel, huile et fromage. Son culte s’était répandu dans toute la Méditerranée — jusqu’en Gaule méridionale, à Hyères, où des dédicaces en grec célébraient encore son nom.Le fromage était ainsi perçu comme un don des dieux, né du travail et du respect de la nature. Dans l’Odyssée, Homère montrait le Cyclope Polyphème entouré de ses brebis et de ses faisselles, gardant avec jalousie ses fromages frais. La légende raconte qu’un jour, par oubli, Polyphème eût laissé du lait dans un vase : lorsqu’il le retrouva, le liquide s’était épaissi, devenu blanc et salé. Ainsi, disait-on, naquit la feta.

Dans les sanctuaires, il servait d’offrande : les Grecs pratiquaient la tyrophagie, rite au cours duquel on consommait du fromage pour honorer la vie et la transformation. Ainsi, le lait devint langage sacré et le fromage son incarnation terrestre — alliance entre les dieux et les hommes.

Le goût de Rome

Rome avait reçu de la Grèce l’art de transformer le lait et en fit une pratique réglée, patiente, transmise de génération en génération. Le fromage (caseus) n’y fut pas un luxe mais un aliment du quotidien, compagnon du pain et du vin. Dans les villae du Latium comme sur les pentes alpines, on trayait brebis, chèvres et vaches. Le lait, tiédi puis caillé, était versé dans des fiscellae d’osier où il s’égouttait lentement avant d’être salé, séché ou fumé selon la saison. Varron, Columelle et Palladius en décrivirent les gestes : le soin du feu, la justesse du sel, la patience du temps.

Columelle (De re rustica, VII, 8) s’attarda sur un fromage qu’il appelait manu pressum, “pressé à la main”. Quand le lait commençait à tiédir, on le divisait, on plongeait le caillé dans l’eau bouillante, puis on lui donnait forme à la main ou dans un moule de buis. Le fromage, raffermi dans la saumure, pouvait être fumé au bois de pommier ou de chaume. Sa texture souple, son modelage à chaud rappellent, pour un œil moderne, les gestes ancestraux de la mozzarella. Si Auguste aimait ce caseus manu pressum, Pline l’Ancien louait le fromage de Luna, cité d’Étrurie renommée pour son marbre et ses fromages d’une taille exceptionnelle. Hadrien, lui, vantait ceux des montagnes, plus rustiques et plus forts. Plus généralement, les fromages frais nourrissaient la table du jour ; les plus durs accompagnaient les légions et les voyageurs de l’Empire.

Les Romains voyaient dans le fromage l’incarnation d’une vertu de tempérance : un aliment frugal, opposé à la démesure du luxe oriental. Le caseus rappelait que la vraie noblesse naissait du travail et de la mesure, non de l’opulence. Ainsi, dans un monde de banquets somptueux, le fromage demeura pour les Romains le souvenir d’une simplicité rêvée — celle des origines, qu’ils aimaient célébrer plus qu’ils ne la vivaient.

Le savoir-faire gaulois

Bien avant que Rome n’étende son empire, les peuples de Gaule savaient déjà transformer le lait. L’archéologie en livre la trace émouvante : dans les oppida — ces vastes villages fortifiés qui servaient de centres politiques et artisanaux — on a retrouvé d’innombrables vases en terre cuite, percés de trous réguliers qui servaient à égoutter le caillé ; leur présence atteste une production laitière ancienne et maîtrisée. Certains furent retrouvés brisés puis déposés dans des puits, des fosses ou des sanctuaires — peut-être en offrande à la terre nourricière, selon un rite dont le sens s’est perdu.

Dans ces campagnes fécondes, on trayait la brebis, la chèvre et la vache. Le lait variait au rythme des saisons, donnant des fromages tantôt frais, tantôt secs, que l’on consommait sur place ou que l’on échangeait contre d’autres denrées. Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle, évoque les fromages venus de Gaule, et notamment ceux des Allobroges, célèbres pour leur puissance de goût et leurs vertus médicinales. Leur renommée avait gagné Rome, où l’on prisait ces saveurs intenses.

Après la conquête, les Gaulois adoptèrent les usages romains sans renier leurs traditions : leurs vases troués en terre cuite furent remplacés par la fiscella, petit panier d’osier où s’égouttait le lait caillé. Le geste, lui, demeura le même — un geste de patience et de soin transmis de génération en génération. Ainsi, lorsque Rome apporta ses usages, la Gaule possédait déjà les siens : le fromage n’y fut pas une invention étrangère, mais une tradition partagée.

De la main qui trait à celle qui presse, le lait a traversé les siècles sans perdre son âme. Chaque fromage garde en soi, la trace du temps et le parfum des saisons — témoignage silencieux d’un savoir immémorial. À travers lui, c’est une part du monde ancien qui survit encore aujourd’hui, inscrite dans nos gestes, nos tables et nos goûts : un patrimoine vivant de l’humanité.

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