Du kakaw au chocolat :

le destin d’un fruit sacré

Voyagez à travers les siècles sur les traces du cacao, depuis ses origines sacrées chez les Mayas et les Aztèques jusqu’à son arrivée à la cour de Louis XIV, et découvrez comment il est devenu le chocolat que nous connaissons aujourd’hui.

Dans les replis d’un méandre de l’Amazone…

Bien avant l’homme, bien avant même le singe, dans la moiteur immobile des forêts primaires d’Amérique du Sud, un arbre discret se glisse entre les géants végétaux. Il ne s’élève guère — dix à quinze mètres tout au plus — mais il porte sur son tronc des fruits d’étrange apparence : gros, colorés, lisses ou verruqueux, hérissés parfois comme des figures totémiques oubliées. Ainsi naît, loin des regards, le cacaoyer, l’arbre des dieux.

Son histoire commence sans témoin humain. C’est un rongeur — curieux, gourmand — qui perce un fruit pour en goûter la pulpe, acidulée, sucrée, rafraîchissante. La graine, elle, est recrachée : trop amère. Ainsi, de proche en proche, de museau en museau, le cacao se disperse sur les berges de l’Amazone, du Marañón, de l’Orénoque, se réinvente au gré des sols, de l’humidité, de l’altitude, jusqu’à former une constellation de cacaoyers sauvages aux formes, arômes et résistances variés.

Ce n’est pas une mais une centaine de lignées que les généticiens identifient dans ce berceau amazonien. Une biodiversité primitive, mystérieuse, façonnée sans le concours de l’homme… jusqu’à ce que celui-ci, observant les animaux, s’en approche enfin.

L’arbre des origines

Lorsque les premières populations humaines pénètrent la forêt équatoriale, elles remarquent à leur tour les fruits étonnants du cacaoyer. Mais ce n’est pas la graine, encore inutilisable, qui les attire : c’est la pulpe blanche, douce et tonique. Très tôt, elles commencent à favoriser certains arbres, initiant une forme de sélection empirique.

C’est de cette diversité que naîtront les trois grandes variétés fondatrices du cacao cultivé :

  • Le criollo, aux cabosses rouges et verruqueuses, aux graines blanches, cultivé dès 1000 avant notre ère par les Olmèques, puis transmis aux Mayas.
  • Le forastero, aux cabosses jaunes et graines violettes, découvert plus au sud, dans la forêt amazonienne profonde.
  • Le nacional, plus tard identifié en Équateur, remarquable pour son arôme floral — jasmin, fleur d’oranger — que les Espagnols appelleront « Arriba ».

Les botanistes modernes iront plus loin : en 2008, l’étude du génome du cacaoyer révise cette tripartition en dix groupes génétiques distincts, révélant une complexité insoupçonnée.

Le cacao sacré des civilisations précolombiennes

Dans les clairières rituelles des cités mayas, les fèves de cacao deviennent offrande, nourriture des dieux, boisson de cérémonie. Après les Olmèques, ce sont les Mayas qui inventent le geste décisif : fermenter, sécher, torréfier, broyer. Ils transforment la fève brute en une pâte sombre et dense, qu’ils façonnent en cylindres ou qu’ils râpent pour en faire une boisson : le kakaw.

Chez les Aztèques, le cacao devient xocoatl, « eau amère ». Amer, épicé, parfois pimenté, il est mélangé à de la farine de maïs, à des aromates ou à des décoctions végétales.
La boisson est versée de haut pour faire mousser le liquide sacré, et parfois consommée froide.
On en distingue les usages : stimulant pour les guerriers, tonique pour les nobles, et présent dans les rituels religieux, notamment comme offrande aux divinités.

À Tenochtitlán, la capitale de l’Empire aztèque, les fèves sont monnaie : dix pour un lapin, trois pour un avocat. On les conserve dans des coffres, comme des pièces d’or. Le cacao devient un symbole de pouvoir, de richesse et de lien sacré.

La rencontre avec l’Europe

Lorsque les Espagnols découvrent le xocoatl, ils sont troublés : une boisson noire, froide, amère. Peu conforme aux goûts européens.
Mais les carmélites d’Oaxaca ont une idée : ajouter du sucre de canne. Le cacao se transforme alors en plaisir.

Il entre en Europe avec les autres richesses du Nouveau Monde. À la cour de Charles Quint, le cacao devient boisson secrète, réservée à quelques initiés.

En 1615, Anne d’Autriche, fille du roi d’Espagne, épouse Louis XIII. Elle apporte avec elle le cacao, et ses usages espagnols. Sous Louis XIV, le cacao devient boisson officielle : sucré, épicé, servi chaud dans des tasses précieuses. Il est entouré de rituels, contrôlé par des privilèges royaux accordés à quelques marchands.

De l’Espagne à Versailles

Sous le règne du Roi-Soleil, Marie-Thérèse d’Autriche en consomme régulièrement. Le cacao entre dans les appartements royaux, s’installe dans les habitudes aristocratiques.

Sa fabrication est strictement encadrée. On accorde à certains marchands, par lettres patentes, le droit exclusif de fabriquer et vendre ce précieux breuvage.
À Versailles, le chocolat devient symbole de distinction, d’élégance, de raffinement.

Madame de Sévigné aussi s’y est intéressée… avec d’abord beaucoup de méfiance. Dans une lettre à sa fille datée du 25 février 1671, elle écrivait :
« Le chocolat fut hier fort à la mode ; on en prit après le dîner pour digérer, après le souper pour faire passer le vin ; vous jugez si ce remède a été utile ! »

Pourtant, avec le temps, son ton change. Dans une autre lettre, elle confie :
« J’ai tant entendu vanter le chocolat, que j’en ai pris deux fois pour voir ce que c’est ; j’en ai trouvé un effet merveilleux. »

Ainsi, la marquise elle-même est passée de la prudence à la dévotion. Comme tant d’autres, elle a succombé au charme capiteux du cacao…

Le cacao devient chocolat

À la fin du XVIIIᵉ siècle, les procédés artisanaux évoluent. Des tables chauffantes permettent de broyer plus efficacement les fèves. Puis viennent les machines hydrauliques, les broyeurs à vapeur, les rouleaux mécaniques.

En 1795, en Angleterre, Joseph Fry crée la première pâte solide à base de cacao, de sucre et de beurre de cacao : le premier chocolat à croquer.

Les Suisses suivent : Cailler, Suchard, Kohler inventent les tablettes, les pralinés, les fourrages. En 1879, Rudolf Lindt invente le conchage, ce lent brassage à chaud qui affine le chocolat, le rend fondant, soyeux, infiniment aromatique.

Dès lors, le chocolat sort des salons dorés pour entrer dans les épiceries, les confiseries, les boutiques gourmandes. Il se décline en tablettes, poudres, bonbons, devient populaire sans perdre en noblesse.

Au XXe siècle, l’industrie s’empare du cacao. Mais le XXIe, lui, revient aux origines : les fèves sont de nouveau sélectionnées avec soin, les cacaos de terroir se multiplient, et l’on parle aujourd’hui du chocolat comme on parlerait d’un vin — avec respect, précision, émotion.

Le chocolat est, pour moi, la gourmandise ultime : une intensité familière, une douceur profonde, une promesse de plaisir à chaque carré.
Mon affection va tout particulièrement au criollo de Chuao, ce cacao d’exception issu d’un village côtier du Venezuela, cultivé depuis plus de cinq siècles dans un terroir à la biodiversité rare. Son goût est inoubliable : une attaque vive aux accents de fruits frais et d’agrumes, suivie de nuances plus rondes, de sucre brun, de noisette, parfois d’épices douces. Sa longueur en bouche est remarquable, presque vibrante.
C’est un chocolat que je retrouve toujours avec émotion — subtil, équilibré, d’une élégance rare qui parle autant au palais qu’à la mémoire.
Et je l’avoue : je ne peux pas imaginer ma vie sans ce plaisir-là.

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